5. Hôtel du Zeven Kerken van Rome

J’étais très heureux de savoir que vous avez appris assez rapidement mon arrivée en Hollande.



hotel-zeven-kerken-2Bien chers parents, frères, Chrétien, Maman Facq, Tante,

J’étais très heureux de savoir que vous avez appris assez rapidement mon arrivée en Hollande. D’après les explications que vous aura données Alphonse, vous avez pu vous rendre compte qu’un voyage pareil ne manque pas de dangers et je vous assure qu’il faut une bonne dose de courage et de volonté et surtout l’aide de Dieu. Aussi ai-je conservé, durant tout mon voyage, une confiance parfaite dans son issue. D’ailleurs, j’ai rédigé un petit journal de voyage relatant toutes les péripéties vécues depuis mon départ et que, certainement, vous lirez avec plaisir plus tard.

Il serait trop long de vous raconter mon voyage ici et, surtout, j’ai toujours peur que cette lettre tombe entre les mains de certains individus auxquels elle n’est pas destinée le moins du monde.

Mes premières cartes vous auront informés que j’étais descendu à l’Hôtel du Zeven Kerken à la Haye. Bonne nourriture, mon lit est très propre, mais j’étais quasi seul Belge et, comme je sortais très peu, alors, à cause de mon extinction de voix, je ne m’y amusais pas très bien. Il y avait bien un belge là, mais il ne rentrait que le soir vers 10 heures.

Par contre, il y avait un Anglais (qui ne parlait pas français) et figurez-vous qu’il avait demandé au garçon qui j’étais; aussitôt qu’il avait appris que j’étais Belge. Il m’a adressé un tas de salutations et m’a fait raconter mon voyage (bien entendu le garçon servait d’interprête). Vous ne sauriez croire jusqu’à quel point est montée la reconnaissance des Anglais pour les Belges. Il faut avoir entendu les récits de blessés belges ou de réfugiés qui ont séjourné en Angleterre pour se faire une faible idée de l’accueil qui nous est réservé là. Je reviens à mon sujet. Je payais dans cet hôtel 2 florins 75 par jour (matin déjeuner, midi potage, 1 plat viande, le soir potage 2 plats de viande).

Au cours d’une ballade en ville avec Van Holsc,  nous rencontrons une de ses connaissances (qui est ma meilleure maintenant). Ce monsieur me parle de son hôtel qui n’est fréquenté que par des Belges, et que le prix de la pension n’est que de 2 florins. La différence est belle, aussi j’y réfléchis et quelques jours après, je me rends à l’hôtel du Zeven Kerken van Rome  pour visiter mon nouvel ami d’exil. J’en parle au patron de l’établissement qui ne fait que confirmer le prix donné par mon copain.  Aussi l’affaire est vite réglée et, le soir, c’est-à-dire le samedi 17 avril, j’étais installé au Sept Eglises de Rome.  On y est très bien, on y est plus en famille. Nous sommes ici environ 20 Belges, tous des gens qui vont rejoindre l’armée, il y en a trois de la classe de 14, des hommes de 25, 20, 35 ans (tous de bonnes familles) qui vont s’engager. Il n’y a pas à se faire une idée du nombre de jeunes gens qui parviennent encore à quitter la Belgique. Depuis que je suis ici, j’en ai déjà vu plusieurs centaines et notez bien que, sur les 100 jeunes qui passent la frontière, il y en a 99 qui ne passent pas par la Haye.

carte-du-feu-versoDonc, arrivé à la Haye, je me suis fourré un peu partout dans les comités et à la Légation belge pour l’obtention de certains avantages, principalement au point de vue du change de l’argent belge. Ainsi j’ai reçu une carte d’identité spéciale avec ma photo qui me permet de changer 40 francs belges par semaine à la banque Hollandaise sans perte (2,10 francs pour 1 florin) tandis que les agents de change demandent 2,45 francs pour un florin. Et dire que sur l’argent allemand, la perte est encore beaucoup plus grande, tandis que, si j’ai bonne mémoire, l’argent français, ici en Hollande (et d’ailleurs partout) prime de 12 %.

À propos, j’ai reçu votre carte et votre lettre le jeudi 29 avril. Le service des chemins de fer et des postes a été suspendu pendant plusieurs jours en Belgique (Vous savez pourquoi) et voilà pourquoi votre carte et votre lettre sont arrivées ensemble.

leiden-1915Vous me demandez la façon dont je passe mes journées. Eh bien voilà. Lever à  8 heures, 8 heures et demie. Après déjeuner, promenade. Ces derniers jours, j’allais dans le bois de La Haye – c’est à Scheveningen. Jeudi, nous avons fait une excursion à quatre. Nous sommes partis le matin vers 9 heures et avons fait 17 km, le long de la mer; nous sommes ainsi arrivés à Hatwijk; de là, nous sommes allés à Leiden où, pour quelques cents, nous avons pris le train pour La Haye en traversant les champs de fleurs (tulipes et jacynthes).

Je fais très souvent du billard. Il y a, à l’hôtel, plusieurs amateurs. À 7 heures du soir, souper après une petite promenade en ville. On rentre à l’hôtel et on fait quelques parties de cartes jusqu’à minuit. Et, bien entendu, pas pour de l’argent. Chaque dimanche, je vais à la messe de 10 heures. Ici en Hollande, les églises catholiques sont plus rares; il y a environ une dizaine d’Eglises toutes de cultes différents.

Il ne faut pas vous faire des illusions sur la ville de La Haye; le caractère hollandais est tout différent du nôtre; c’est plus froid, la vie est toute autre. Aussi, chers parents, vous voyez que je m’efforce de me tenir autant que possible en mouvement et sachez bien que ma conduite sera toujours, malgré votre éloignement, ce qu’elle a été auprès de vous.

J’ai bien compris l’histoire de mode et de modeste  dans votre lettre, mais je vous assure qu’il est impossible de  rester indéfiniment ici; d’ailleurs, la semaine prochaine, je vous en écrirai plus long à ce sujet. J’ai reçu hier une lettre de l’Abbé Fossard;  il a été nommé curé la veille de la guerre à Aumeville, c’est près de Valognes sur le bord de la mer. Près d’Aumeville, il y a un camp d’instruction des recrues belges et, chaque jour, elles vont faire les exercices à Aumeville même. L’Abbé Fossard est toujours en bonne santé et il me prie de vous présenter ses respects. J’ai écrit à Lucien Legrève et j’attends une réponse à chaque instant.

J’espère que ma lettre vous trouvera tous en parfaite santé, que Georges et Léon travaillent surtout bien et que Chrétien ne se fâche pas contre les Alliés car, si je pouvais mettre les journaux hollandais des trois derniers jours dans l’enveloppe, je crois qu’après les avoir lus, il payerait une bonne bouteille ! Les affaires ne sauraient aller mieux tant du côté ouest que de l’est pour les Alliés ! Croyez-moi, c’est la vérité.

Dites encore une fois à Monsieur et Madame Henri que je regrette infiniment de ne pas avoir pu les revoir avant de partir, mais que je leur garde un bon souvenir des moments que nous avons eu l’occasion de passer ensemble. Quant à M. Henri, qu’il m’écrive un petit mot au sujet de notre affaire ! ( Mes amitiés et reconnaissance à la famille Libotte et toutes les personnes qui s’intéressent à moi sans oublier Henri, l’ouvrier).

J’espère aussi que Maman Facq, Tante Maria et petit Jean sont également bien portants. À propos, Maman, je te remercie pour les médailles que tu as cousues dans mes gilets. Pour sûr que la Sainte Vierge m’aura protégé. Il y a quelques jours à peine que j’ai remarqué ces médailles, mille fois merci.

Vous a-t-on laissé tranquilles à mon sujet ? Samedi dernier, je vous ai envoyé une lettre par l’intermédiaire d’une personne dont on m’avait donné l’adresse; je ne sais pas si vous l’aurez reçue; qu’importe, car je n’y ai répété, par prudence, que ce qui était écrit sur les cartes que je vous ai envoyées par la poste. Si vous donnez une lettre à ce type-ci, je la recevrai samedi prochain. Ce tuyau-ci est très sérieux. Je serais très content si vous pouviez me faire remettre, par ces gens-ci, le petit livre du soldat (Couverture vert clair. Il doit se trouver dans le buffet de la salle-à-manger, ainsi que mon portefeuille brun, pas le rouge, et surtout, je serais heureux d’avoir une petite photographie de Maman, Papa, G.h.)

Quand vous m’écrivez pas la poste, mettez: J. Delavallée 271 Spui. La Haye.

Recevez tous, chers parents, frères, Maman Facq, Tante, Chrétien et petit Jean, mes plus gros baisers.

J.VD.D.

 

À Gravenhage, le 1er Mai 1915.