8. Première lettre de maman

Cher Jean, je voudrais vous recommander, avant de prendre le bateau…



Bien cher Jean ,

C’est aussi avec une bien vive joie que nous apprenons que vous êtes complètement guéri de votre laryngite bien que ce ne soit pas dangereux. Ce n’en est pas moins gênant. Ici également, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, nous nous portons tous bien, le temps également est excellent.

Ah si nous pouvions être débarrassés des Alboches, nous serions très heureux car alors, de nouveau, nous serions réunis, mais espérons que ce jour est proche et, en attendant, prenons bon courage et acceptons les sacrifices qui nous sont demandés car je crois, cher Jean, qu’il me sera impossible d’obtenir un passeport pour venir vous voir. Je me suis déjà adressé à plusieurs personnes et toutes de me dire que l’on ne m’en donnera pas. J’essaierai quand même d’aller voir à la kommandatur sitôt que j’ai fini votre lettre car je dois la porter sans faute cet après-midi. J’ai reçu la lettre concernant la maladie de ma mère samedi matin, l’autre lettre le soir et votre carte express lundi matin. Or, le dimanche, les bureaux sont fermés, je ne suis donc allé qu’aujourd’hui lundi et, comme ma lettre doit partir avant que je ne sache quelque chose, j’agirai toujours avec prudence en vous envoyant un reçu, tel que vous me l’expliquez et, lorsque vous serez en France et s’il vous manque quelque chose, adressez-vous à Mr. Fossard et nous le rembourserons de suite que nous le pourrons.

En tout cas, ne vous laissez manquer de rien et soyez toujours prudent avec votre argent car alors on n’a toujours des amis. Lorsque vous verrez Mr. le Curé Fossard, présentez-lui nos amitiés respectueuses. A votre place, j’attendrais pour partir jusque la semaine prochaine et du moment que j’ai des nouvelles pour le passeport je vous écris de suite.

En 1914, le pilote balançait sa bombe à l'estime

En 1914, le pilote balançait sa bombe à l’estime

Maintenant, une grande et bonne nouvelle. Figurez-vous que la nuit passée, c’est-à-dire du dimanche au lundi, nous avons été réveillés, vers 2h30 du matin, par des coups de canon. C’était un raid d’avions alliés (pour ma part, j’en ai vu trois et nous avons très bien vu les shrapnels qu’on leur lançait) qui sont venus lancer des bombes sur les hangars d’Evere et de Berchem. Celui d’Evere est complètement détruit ainsi que le zeppelin, beaucoup de morts et de blessés. A Berchem, cela n’a pas été si bien, il n’y a que l’entrée du hangar détruit et 5 chevaux tués. L’ ouvrière, en venant travailler, les a vus. Tout le monde était sur pied et ce n’était qu’une procession de curieux qui allaient voir, mais la circulation a de suite été défendue.  N’est-ce pas que c’est une bonne nouvelle?

GrafZeppelin 004

 

Cher Jean, je voudrais vous recommander, avant de prendre le bateau, de communier et de bien vous mettre sous la protection de la Sainte Vierge et surtout ne rougissez jamais d’être chrétien, car nous sommes heureux d’apprendre que vous voulez être avec Lucien et Frédéric. C’est très bien, ce sont de braves garçons. L’unique mal qu’il y a, c’est qu’il ne fréquente pas les églises et c’est pour cela que j’insiste toujours sur le même point. Quant à Meert, c’est toute autre chose, c’est vraiment votre genre, cela n’empêche que vous pouvez faire beaucoup de bien avec Lucien et Frédéric. J’ai été porter la lettre que Lucien vous avait envoyée chez César et Baptiste. Leurs parents m’ont chargé de vous demander de leur dire bien des choses de leur part. Alice et Julia sont allées à Genval pour deux jours et c’est pour cela qui n’y aura pas de lettre pour eux. Alice a écrit à Lucien la semaine passée et a, paraît-il, d’après le dire de Mme César, fait des reproches à Lucien concernant son engagement, je ne l’appelle plus autrement que l’égoïste chez Meert. Ils m’ont remis une petite lettre ci-jointe que vous voudrez bien lui envoyer et ils vous remercient infiniment.  Ci-joint également, un petit mot pour le cousin de Libotte  ainsi que d’Albert.

Les amitiés de Mr. Geerts, toutes les connaissances, les ouvriers, Mr et Mme Henri (adresse: Boulevard du Hainaut 5). Je crois qu’il a gagné la frousse car il ne parle plus de rien, n’oubliez pas, quand vous écrirez, de leur présenter vos amitiés car on lui montre toujours la lettre. Jean, je réfléchis qu’au lieu de vous envoyer un reçu, je vais risquer de mettre l’argent dans la lettre et lorsque vous l’aurez reçu, envoyez-moi par la poste une carte signée. Je comprendrai ce que cela veut dire, mais n’en parlez pas dans la lettre que vous  enverrez par les mêmes personnes parce que papa ne serait peut-être pas content que je risque ainsi de l’argent. Donc, bien compris et si je ne peux pas venir vous voir, donnez moi bien clairement tous les renseignements pour vous écrire et en attendant, recevez, cher Jean, les plus gros baisers de tous et notre bénédiction.

Votre mère avec ses gros baisers.

À Bruxelles, le 7 juin 1915.